SAINT BERNARD
Nuit du samedi au dimanche, retour d' une soirée bien arrosée.
Je descends du camion de O. , il est 5 heure du matin, il pleut des
cordes, c' est pas souvent dans cette ville. Les quelques personnes
que je croise sur la place J. resemblent à des fantômes. Par ici les
habitants n' aiment pas la pluie, il suffit qu' il en tombe trois gouttes
pour que la ville les fasse disparaitre. Mais là ce n' est pas le cas,
j' ai à peine marché vingt mètres et l' eau a déja trempé jusqu' à
mes sous-vêtement.
Je traverse les quelques rues au nombreux bars qui caractérisent le
quartier pour finir par arriver dans la mienne. La pluie redouble de
violence et le vent s' en mèle la faisant valser contre les murs des
batiments éclairés par un lampadaire solitaire qui arrose de son
mieux la rue d' une lumière jaune. Je vois sur ma gauche une jeune
femme qui semble ivre morte, elle tente de s' accrocher au mur,
remet une de ses chaussure avec beaucoup de difficulté et des
gestes hésitants. Quand elle y parvient, elle s' appuie contre le
rideau de metal d' un magasin. Je passe à sa hauteur sans
m' arrêter et lui dit doucement "concentre toi". Elle émet un
vague murmure "qu' est ce que tu dis ?", "je te dis de te concentrer,
essaie de faire comme si tu n' avais pas d' alcool dans le sang".
Je me suis arrêté quelques mètres après elle, je la regarde
conscient qu' elle doit à peine discerner mes contours dans le
contre-jour du lampadaire et dans sont etat d' ivresse.
Elle a l' air mal en point et tient à peine debout, elle est grande et
ses cheveux très clairs malgrès qu' ils soient trempés sont emmellés
dans une longue torche qui tombe le long d' un manteau blanc.
Elle n' a pas l' air bien âgée.
"tu veux m' aider" ? "t' aider à quoi ?" je demande assez fort contre
la pluie. "m' aider à rentrer". Je me remémore les quelques visages
peu engageants que j' ai vu devant une boite de nuit un peu plus
loin, je me demande si cette fille est une pute. "on y va" , je lui tend
un bras surlequel elle s' appuie de tout son poid avant de se
redresser et de trouver un equilibre précaire, nous commençons à
marcher d' une démarche titubante, j' avais aussi beaucoup bu.
"j' etais dans une fête et j' ai bu pas beaucoup mais il devait y
avoir quelque chose dans mon verre", elle dit ceci en trouvant très
difficilements ses mots et en marquant des silences, elle a un fort
accent slave et son etat d' ébriété totale rend certains mots
incompréhensibles. "comment tu t' appelles ?" je demande en
cherchant son regard, je vois dans ses yeux très pâles qu' elle
n' a pas peur et abandonne l' embryon de scenario qui commence
à germer dans mon esprit; ce n' est pas une pute et n' est pas
pourchassée par des méchants. "Sophia" - "et ou va t' on ?" -
"Dans la rue à côté du collège L.". Je remarque que c' est
précisément la route inverse que je viens de faire en camion et
l' idée me plait bien. Je lui dit et elle ne semble pas comprendre le
mot "camion". "moi aussi je suis ivre" - "toi tu es ivre ?" je sors de
ma poche une canette de bière encore assez pleine que j' avais
oubliée dans ma poche et bois, je ne lui tend pas la bouteille mais
elle me la prend des mains et fait le geste de boire mais la canette
est vide. Nous avons mis une heure pour faire cinq-cent mètres,
je la ratrappe parfois lorsque je sens ses jambes glisser sous-elle,
j' ai l' impression que les miennes sont un cheval que je force à
avancer au rythme d' un pas très lent.
"tu peux venir chez moi, je peux t' offrir à boire ou autre chose
si tu veux"
- "je te ramène juste chez toi, Sophia de la rue à côté du collège L.".
Plus loin son pas devient plus assuré, je prends sa main et on se
met à marcher normalement.Elle a l' air détendue et même
contente, moi j' ai l' impression d' être dans un film, une sorte
de gardien ramenant Catherine Deneuve ivre morte jusque chez
elle. Je joue un détachement que je n' éprouve qu' à moitié et
m' imagine comme il serait agréable de partager le lit de cette fille
mais me décide à rester dans ce rôle de gardien que je me suis
donné car le fait qu' elle ne semble comprendre mes motivations
m' apporte un plaisir certain. C' est romantique, sous ma capuche
je suis un ange noir ramenant un ange blanc qui ne sait plus se
servir de ses ailes.
Nous arrivons devant la porte de son immeuble,
la pluie ne nous a pas laché une seconde.
"merci, tu veux qu' on échange les numéros de téléphone ?" -
"non, nous ne nous reverrons sans doute jamais et c' etait un
plaisir de faire ce chemin en ta compagnie ".
C' est vrai, j' ai adoré cette promenade d' ivrogne
sous une pluie battante au bras d' une femme très belle.
Un peu de gêne transparait dans son sourire comme si elle se
demande si ce n' est pas de s' être montrée dans un tel état qui
m' empêche d' accepter quoi que ce soit d' elle.
Je repars sur mes pas en entendant le bruit mat de la porte de
son immeuble qui se referme étouffé par le tumulte de la pluie,
encore ivre je chante une chanson comme les indiens,
je ne parle pas un mot d' indien