Pays émergents en pleine croissance, production insuffisante, asphyxie générale... Est-ce la fin du tout-pétrole? Trois économistes décryptent la nouvelle donne.
Par Vittorio DE FILIPPIS
LIBERATION.FR : mercredi 15 novembre 2006
Le pétrole est partout. Epuisement des réserves, instabilité géopolitique, faiblesse des investissements... Une forte hausse du prix du fluide le plus indispensable à l'économie mondiale semble inéluctable. Et cette fois le choc ne sera pas seulement économique. Il risque de sonner le début de la fin d'un monde tel que nous le vivons. Vision exagérément pessimiste ? Pas sûr. Car, pour de nombreux observateurs, la fête est finie. Et le sevrage va s'imposer plus vite que prévu. Pour tenter de dresser un bilan et tracer les futurs possibles d'un univers où le pétrole sera cher, Libération a réuni trois experts. Jean-Marie Chevalier (à droite sur la photo), professeur d'économie à Paris-Dauphine, est aussi directeur au Cambridge Energy Research Associates (Cera, bureau de Paris). Serge Latouche (de dos), économiste et philosophe, professeur émérite à l'université Paris-Sud, est l'un des chefs de file de la décroissance soutenable. Patrick Artus (à gauche), directeur des études économiques de la Caisse des dépôts et consignations, est reconnu pour la pertinence de ses analyses macro-économiques. Entretien.
Depuis plus d'un siècle et demi, le pétrole a été bon marché, vivons-nous la fin de cette période ?
Jean-Marie Chevalier : Oui.
Serge Latouche : Oui, nous sommes entrés dans l'ère d'un pétrole qui sera de plus en plus rare, néfaste à l'environnement et aux populations...
Patrick Artus : Ça ne fait que commencer.
Quel est l'état de la planète pétrole ?
J.-M.C. : Il faut d'abord préciser ce que l'on entend par réserves pétrolières. Il y a celles qui sont prouvées et récupérables aux conditions technologiques et économiques actuelles. Il y a les réserves probables, plus délicates à quantifier. Pendant longtemps, le taux de récupération du pétrole a été dramatiquement bas, de l'ordre de 35 %. On laisse donc dans les roches 65 % du pétrole. Avec les nouvelles technologies, qui permettent des forages à 3 000 m de profondeur, nous sommes capables de découvrir de nouvelles roches qui ressemblent à des éponges qui contiennent du pétrole. Toujours grâce à la technique, nous pourrons augmenter ce taux de récupération sur les gisements existants ou à découvrir. Notez que les compagnies pétrolières n'ont pas intérêt à avoir dans leur portefeuille des réserves trop importantes. Cela revient à avoir des dollars qui dorment sous terre.
L'économie mondiale engloutit chaque jour ce qui est produit quotidiennement, soit environ 80 millions de barils. Satisfaire une demande accrue devient de plus en plus difficile...
J.-M.C. : Les tensions sont fortes. Mais nous n'avons toujours pas atteint les records du second choc pétrolier. A l'époque, en 1979-1980, le baril était coté 35 dollars, soit l'équivalent de 80 dollars de nos jours. Pour l'avenir, la grande angoisse, c'est la Chine.
Beaucoup estiment que nous avons extrait la moitié des réserves, soit 1 000 milliards de barils... Est-ce le début du compte à rebours ?
J.-M.C. : Je n'ai pas de crainte sur les réserves, elles sont là. Je suis beaucoup plus sceptique sur le déblocage des investissements nécessaires pour les extraire. Le cas de l'Irak est très éclairant. A la veille de la guerre, ce pays produisait deux millions et demi de barils par jour. Si on investissait dans le potentiel pétrolier irakien, on pourrait monter à cinq. Beaucoup de pays restent fermés à l'investissement étranger. Le Mexique est fermé, l'Arabie Saoudite, l'Iran, sont fermés, idem en Russie...
P.A. : J'ajouterais un point : le poids des pays émergents. Si on prend les pays les plus avancés, comme les Etats-Unis, l'Europe ou le Japon, on constate une baisse tendancielle de la consommation de pétrole rapportée au PIB. Ils sont plus efficaces dans leur consommation. Mais que se passe-t-il dans les pays émergents d'Europe centrale, ou encore en Chine ? La consommation pétrolière reste stable. Et pour cause, puisque ces pays sont dans une phase où c'est l'industrie, gourmande en énergie, qui prédomine. Cette année, la consommation quotidienne de pétrole de l'Asie et du Pacifique va atteindre les 25 millions de barils par jour.
Alors que les Etats-Unis consomment à eux seuls 20 millions de barils par jour...
P.A. : Oui. Mais l'élasticité de la consommation mondiale de pétrole augmente. Autrefois, lorsque le PIB mondial s'élevait de 1 % à cause de la croissance américaine ou européenne, la consommation de pétrole montait de 0,4 %. Aujourd'hui, ce taux ne cesse de grossir du fait que les pays qui font de la croissance sont des pays émergents qui ne font pas d'économies dans l'usage de pétrole. Tout ceci peut se lire dans les chiffres, notamment depuis le boom chinois de 2002. Depuis cette date, la demande mondiale de pétrole augmente de près de 3 % par an, alors qu'elle n'atteignait pas 1 % jusqu'à la fin des années 90. Cette hausse coïncide avec la découverte du crédit en Chine, crédit qui sert à acheter des voitures. L'évolution de la capacité mondiale de pétrole était largement suffisante jusqu'à la fin des années 90, elle ne l'est plus. D'ici à 2015, l'offre mondiale va augmenter d'une quinzaine de millions de barils par jour, alors que la demande grimpera à 25 millions de barils.
Ce qui laisse supposer, à l'horizon 2015, un prix du baril à 300 dollars...
P.A. : D'ici dix ans, il ne manquera peut-être pas 10 millions de barils par jour pour étancher la soif de pétrole de la planète, mais 6 à 7 millions. Pour réduire la demande mondiale, il faudra augmenter son prix massivement. Sans atteindre les 300 dollars, le baril se négociera autour de 150 dollars.
J.-M.C. : Nous sommes toujours confrontés à cette inconnue : les investissements vont-ils suivre ? Et puis, certains pays ne vont-ils pas changer leur mode de vie en instaurant, par exemple, des impôts pour diminuer la consommation de pétrole. L'ajustement se fera-t-il seulement par les prix ? C'est la combinaison de ces trois éléments, investissement, demande, et prix, qui formera un nouvel équilibre. Alors 200 ou 300 dollars ? Personne n'en sait rien ! Par contre, il me semble que le changement climatique est de plus en plus intégré dans les stratégies industrielles. Ceci aura un impact fort. Car les effets du changement climatique vont obliger nombre de pays à réduire leur demande, à agir sur la consommation, à produire des hybrides.
P.A. : Soyons modestes : personne ne connaît la technologie de demain. Mais nous savons tous que celle de 2015 sera la même que celle d'aujourd'hui. Ce constat, à lui seul, est suffisant pour pousser les prix à la hausse. Mais 2030 est beaucoup moins prévisible de ce point de vue. On parle beaucoup de la Chine, mais sa croissance peut s'arrêter pour d'autres raisons. Regardez le platine, le palladium, le cuivre, le minerai de fer..., l'impossibilité de résoudre l'équation entre les réserves et les besoins à terme est pire que pour le pétrole.
La fin du pétrole bon marché annonce-t-elle une démondialisation ?
S.L. : Je suis tout à fait d'accord pour dire que ce n'est pas forcément par le pétrole qu'on peut redouter une cassure dans l'évolution de l'économie mondiale et de ses prétendus équilibres tant économiques qu'écologiques. Beaucoup d'experts commencent à faire un lien entre démondialisation et pétrole cher. Ainsi, le député vert Yves Cochet estime qu'à 150 dollars le baril, il n'y a plus d'aviation civile.
J.-M.C. : La démondialisation est une question très difficile. Mais il est vrai que nous sommes dans une économie mondialisée dans laquelle le transport n'a probablement jamais été aussi bon marché. Ça ne va pas durer. A partir de quand le pétrole cher remettra-t-il en cause les flux d'échanges de marchandises dans le monde ? A partir de quand les haricots verts du Kenya n'arriveront-ils plus sur nos marchés ? Ce qui est certain, c'est que cette mécanique de la mondialisation risque le grippage.
S.L. : On ne peut pas avoir une réponse brutale, car nous savons tous que le transport aérien est de facto subventionné puisque le kérosène est détaxé depuis un accord de 1946. Ce qui paraît délirant, c'est qu'on crée des infrastructures de transports comme si la croissance potentielle était sans limites. Nous n'avons pas du tout intégré que c'est tout simplement impossible. Dans cette fuite en avant, on conçoit le futur gros porteur d'Airbus qui ne volera peut-être jamais du point de vue commercial, car, lorsqu'il arrivera sur le marché, on sera peut-être dans un contexte totalement différent.
J.-M.C. : C'est un vrai problème. D'autant que si l'on commençait, dès aujourd'hui, à calculer le coût des externalisations des transports routiers ou aériens, nous changerions notre manière d'imaginer le futur. Car les coûts externes du transport sont chaque jour de plus en plus élevés. Or, ces coûts externes, il faudra les payer un jour. Ils seront constitués des effets néfastes de la pollution, des encombrements, de la dégradation de la santé publique...
Raison de plus pour faire de la «décroissance organisée»...
P.A. : Le problème est plutôt de savoir si on va expliquer aux Indiens et aux Chinois que leur niveau de vie va s'arrêter à 1 500 dollars par habitant, pendant que nous, les riches, sommes à 30 000 dollars.
Mais comment faire, dès lors que le modèle économique occidental sert de référent au reste de la planète ?
P.A. : C'est justement toute la problématique : expliquer aux pays émergents qu'ils ne peuvent pas avoir la même stratégie de développement que nous, que la Chine ne peut pas avoir un PIB constitué à plus de 70 % par de la production industrielle.
J.-M.C. : Dans ces pays – l'Inde et la Chine ou encore le Brésil –, il y a une prise de conscience progressive du fait que les questions environnementales sont des questions sérieuses. Le bilan énergétique chinois est à l'heure actuelle à 65 % lié au charbon. Et ils savent que, s'ils continuent, ils s'asphyxient. Je crois que nous négligeons les effets positifs du protocole de Kyoto. Les mécanismes de marché de CO2 peuvent amener à réduire les émissions de CO2. Sans parler des mécanismes de développement durable. Le transfert de technologies propres des pays riches vers les pays en voie développement permettra une croissance qui sera moins intense en énergie.
Le mécanisme que vous évoquez n'évitera pas une flambée du prix du pétrole...
P.A. : Sans doute. D'autant plus que les Chinois connaissent une progression de ventes des voitures de l'ordre de 130 %. Ils ne peuvent pas continuer.
J.-M.C. : Ils finiront par réaliser qu'un mode de croissance tel que nous l'avons vécu n'est pas possible...
S.L. : Mais lorsque vous dites cela, vous laissez croire que nous pouvons, nous, continuer comme si de rien n'était. Or, notre mode de croissance n'est pas plus viable que le leur. C'est ça le défi que nous devons relever. Les pays émergents sont exactement comme nous. Comme nous, ils voient que la maison brûle et, comme nous, ils regardent ailleurs. Tout le monde s'alarme, y compris les politiques, mais la mégamachine continue à suivre sa logique.
Faut-il considérer le pétrole comme l'eau et plaider pour qu'il devienne un bien public mondial, géré autrement que par les seuls intérêts privés ? Et inventer une gouvernance mondiale du pétrole ?
J.-M.C. : Le pétrole est un bien privé. En face, nous avons un bien public mondial qui est le climat et qui appartient à six milliards d'individus, bientôt neuf. Il y a bien un mode de gouvernance mondiale à instaurer entre le climat et le pétrole, et là, je crois que Kyoto va dans le bon sens. Ceci étant, le prix du baril reste bon marché, il ne faut que 7 dollars en moyenne pour extraire un baril de pétrole. On voit que l'or noir génère une richesse extravagante.
P.A. : La production est concentrée dans les mains de peu d'acteurs dont les objectifs sont éloignés du bien-être planétaire... Dans quinze ans, le pétrole, ce sera les Russes et le Moyen-Orient. Or, leur concept d'utilité ne prend pas en compte l'intérêt de la collectivité, les effets du CO2 ou des coûts externes générés par l'utilisation intensive du pétrole. La gouvernance du pétrole est une question qui va se poser. Mais elle est extrêmement compliquée à résoudre.
Pourquoi ?
P.A. : Prenons l'exemple de la Russie : le pétrole y est un générateur de revenus alors que le reste de l'économie ne fonctionne pas. On pourrait presque dire que le pétrole sert à redistribuer de la richesse. En revanche, en Arabie Saoudite, le pétrole est un moyen d'enrichissement personnel. Dans un délai relativement court, nous allons avoir une ressource extrêmement rare concentrée dans les mains de personnes aux objectifs extrêmement divergents, voire douteux.
J.-M.C. : Et qui peuvent avoir la tentation de créer de la rareté...
S.L. : Ils le font déjà : le marché du pétrole, où seul prime l'objectif de rentabilité, n'incite pas à l'investissement.
P.A. : Quand l'Arabie Saoudite a 250 milliards de dollars d'excédents de sa balance commerciale et qu'elle n'arrive pas à dépenser la moitié de ce revenu, elle n'a aucune incitation à aller chercher du pétrole. Si les Saoudiens avaient pour mission de réduire les risques de la planète, ils auraient un tout autre comportement.
Cela remet en question la propriété privée de la ressource...
P.A. : Oui. Sachant qu'un pétrole qui devient tout d'un coup cher ne crée pas une situation optimale pour le plus grand nombre. Si le pétrole était géré mondialement, il serait géré de façon intemporelle en évitant la rareté.
S.L. : Mais l'intérêt de la planète n'est pas qu'on produise toujours plus de pétrole...
J.-M.C. : N'oubliez pas que ce que redoutent les membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), c'est que les prix du pétrole déclenchent une récession mondiale qui leur revienne en boomerang. Cela dit, ils n'ont aucun moyen d'empêcher une hausse des prix. L'Opep n'a plus de capacité excédentaire et donc ne peut plus fournir les missing barils en cas de forte augmentation de la demande.
Le choc pétrolier de demain sera-t-il de même nature que les précédents ?
P.A. : Il est très difficile d'exhiber, depuis 2002, un effet négatif de la hausse du pétrole sur la croissance mondiale. Cela tient à des mécanismes financiers. Et c'est dangereux. Car finalement, si nous avions vu les effets négatifs du prix du pétrole sur l'activité économique mondiale, nous nous serions posé des questions. Or, nous ne nous posons pas de questions. Le monde va encore croître de quelque 5 % cette année, finalement ce n'est pas si mal que ça.
Il n'y a donc pas de problème ?
P.A. : Dès que les pays producteurs de matières premières placent ou dépensent leur argent, ils le font sur les marchés financiers hypersophistiqués. Du coup, les prix des actifs financiers montent ; même chose du côté de l'immobilier. Tout ceci génère des effets de richesse tels qu'il n'y a pas d'effets négatifs à ces niveaux de prix du pétrole sur la croissance mondiale. Le système tient d'autant plus qu'on a ouvert les vannes du crédit bon marché. Tout le monde est surendetté. Résultat ? Le pétrole n'est pas une cause de blocage économique, et il n'y a pas de prise de conscience des risques. Donc on ne fait rien.
Personne ne souffre ?
P.A. : Ceux qui souffrent, ce sont essentiellement les émergents importateurs de matières premières. Pour l'instant, les pays riches ne souffrent pas grâce à la bulle financière, et grâce au fait que les Saoudiens et d'autres pays exportateurs de pétrole placent l'argent de l'or noir sur les marchés boursiers. Ce phénomène génère de telles plus-values que cela compense le prélèvement pétrolier. L'ensemble forme une mécanique économique totalement anesthésiante. Tout ceci s'effondrera le jour où les patrons des grandes banques centrales décideront d'augmenter les taux d'intérêts. Si on arrête le crédit, en remontant les taux bancaires, on fabriquera alors une catastrophe économique. Pour l'instant, le monde occidental vit sous l'illusion qu'il ne se passera rien de dangereux.
Combien de temps peut tenir cette situation ?
J.-M.C. : On donne du revenu aux pays pétroliers, et eux nous donnent du crédit. Cela durera tant que les banquiers centraux accepteront qu'on fonctionne sur une économie de crédit et non sur une économie de revenu.
P.A. : Mais cela finira par lâcher, puisque les banques centrales vont bien finir par siffler la fin d'une récréation où l'augmentation des volumes de crédit est de 15 % par an.
S.L. : Mais lorsque tout s'écroulera, non seulement le crédit va manquer, mais tous les actifs vont voir leur valeur se dégonfler. Ce sera pire que lors du second choc pétrolier en 1979. Moi, je n'ai pas cette approche. Ou du moins pas seulement. Je crois qu'il faut partir de ce que l'on appelle l'empreinte écologique. Nous vivons la sixième extinction des espèces. La cinquième a vu disparaître les dinosaures il y a 65 millions d'années. Le problème de l'extinction actuelle, c'est qu'elle se fait entre 1 000 et 30 000 fois plus vite que la précédente. Faut-il rappeler qu'il disparaît entre 100 et 200 espèces par jour ! C'est nous qui sommes responsables de ces extinctions. Nous finirons par en être les victimes. Nous nous sommes embarqués dans une société de croissance, c'est-à-dire qui n'a pour objectif que la croissance. Faire croître indéfiniment la production pour faire croître indéfiniment la consommation. Et quand les revenus ne suivent pas, on ouvre les robinets du crédit autant que possible. Or, une croissance infinie n'est pas possible dans un monde fini, dont les ressources sont limitées. Nous sommes condamnés à stopper cette fuite en avant. Mais nous sommes devenus des toxicodépendants de la croissance, nous sommes dans la situation du drogué qui préfère fréquenter son dealer alors qu'il sait qu'il est en danger de mort.
P.A. : Mais comment gérez-vous le problème des émergents pauvres ?
S.L. : Prenez la Chine. Ce pays n'a jamais demandé à être ouvert. Nous l'avons ouvert à coups de canons. La Chine du XVIIIe siècle, celle qui était sans doute la plus avancée, ne demandait qu'une chose : qu'on lui fiche la paix. On a eu beaucoup de mal à persuader les Chinois, il aura fallu cinquante ans de communisme, de maoïsme, pour qu'ils découvrent le capitalisme, l'économie de marché. Maintenant, c'est fait, ils l'ont. Et ils n'en sortiront pas de sitôt. Lorsque l'Angleterre a fait sa révolution industrielle, lorsqu'elle est entrée dans le système thermo-industriel, fondé sur une source d'énergie fournie gratuitement par la nature, ce fut un cataclysme mondial. La Chine est sur cette voie-là. On aura beau dire et faire, ce sera en vain. Le plus grand cataclysme humain de l'histoire est en train de survenir en Chine. Dans les années à venir, il y aura 200 à 400 millions de Chinois qui vont fuir les campagnes. Des Chinois sans terre, chassés par une industrialisation galopante.
J.-M.C. : Comme les paysans anglais furent chassés de leur terre au XVIIIe siècle...
S.L. : A une grosse différence. C'est qu'il n'y a pas d'Australie, de Nouvelle-Zélande, d'Etats-Unis pour accueillir les paysans chinois.
P.A. : Et la Chine est déjà importatrice de produits agricoles...
S.L. : C'est vrai. On peut remplacer la problématique du pétrole par celle de l'agriculture chinoise. Chaque élévation du climat d'un degré fera diminuer les récoltes de 10 %. Le problème n'est plus le pétrole, mais la famine, du fait du réchauffement climatique. On parle beaucoup de la Chine et des voitures, mais le pire, c'est la viande.
Mais comment expliquer aux pays émergents qu'il faut changer de stratégie ?
S.L. : C'est tout le problème. Jamais la nécessité de se mettre autour d'une table pour rechercher des solutions communes n'aura été aussi forte.
Où est l'espoir ?
P.A. : Ce serait que la croissance mondiale grippe sur l'insuffisance d'autres matières premières, et sans possibilité de remplacement, dans un domaine moins crucial. Un exemple ? Pour faire des voitures, il faut du platine ou palladium... Ces métaux, il n'y en a presque plus. Ce serait suffisamment grave pour trouver de nouvelles formes de développement.
S.L. : L'espoir n'est certainement pas dans la fission nucléaire, beaucoup de scientifiques nous disent que «c'est la solution d'avenir. Et elle le restera.» L'espoir, c'est d'organiser la sortie de ce mode de développement thermo-industriel mis en place au XVIIIe siècle, qui nous donne comme seul objectif la croissance illimitée. Pour l'organiser concrètement, il faut la préparer dans les esprits. Notre imaginaire s'est laissé coloniser par l'économie. Nous devons devenir des athées de l'économie et de la croissance. Et l'un des moteurs de cette compulsion pour la croissance, c'est le pétrole, mais pas seulement ; c'est aussi, comme vous l'avez justement souligné, le crédit à la consommation qui alimente cette frénésie.
P.A. : L'espoir, c'est qu'on réfléchisse. On le fera quand la financiarisation excessive de l'économie montrera ses limites en provoquant une crise financière épouvantable. Comment a-t-on fabriqué de la croissance depuis les crises financières asiatiques de 1997 ? En lâchant les taux d'endettement. On a dit aux ménages «vous n'êtes pas assez endettés». A part le Japon, c'est la finance, ou plutôt le crédit qui tire l'économie. C'est tenable, tant que les taux d'intérêt sont bas, qu'il n'y a pas de choc inflationniste. Nous avons fabriqué une économie violemment instable.
S.L. : L'explosion financière peut très bien être associée à la rareté du pétrole. Une crise inflationniste liée à une importante rareté provoquera la récession par le dégonflement du prix des maisons, des actifs boursiers. La question est de savoir comment le monde va réagir. On peut imaginer que des sociétés prendront d'autres voies de développement quand d'autres diront que leur niveau de vie n'est pas négociable.
J.-M.C. : Je crois que l'échelon local va se préoccuper de plus en plus du devenir de la planète. Des micro-systèmes locaux, utilisant des énergies renouvelables, des modes de transport, de production et de consommation raisonnables vont s'intensifier. Mais nous n'éviterons pas les chocs. Ce sont là des facteurs de démondialisation, ou plutôt la reformulation au niveau local de modes de production viables.
S.L. : Ce qui est totalement inacceptable, c'est qu'on sait. Et qu'on ne fait rien. Et on sait que l'on court le risque que les générations futures nous disent un jour : «Vous aviez prévu les catastrophes, et vous n'avez rien fait... Pourquoi ?»
Dernier ouvrage paru de Jean-Marie Chevalier:
Les Grandes Batailles de l'énergie : petit traité d'une économie violente, Gallimard, poche.
De Serge Latouche:
Survivre au développement : de la décolonisation de l'imaginaire économique à la construction d'une société alternative, Mille et Une Nuits, poche.
De Patrick Artus:
Le capitalisme est en train de s'autodétruire, éd. la Découverte.