
Bienvenue en enfer : Sarajevo mode d’emploi par Ozren Kebo.
Un homme, dont l’appartement a été détruit il y a tout juste une demi-heure, est assis sur une pierre. Il fume et, tranquillement, affirme que la paix de l’esprit est l’unique chose pour laquelle il vaut la peine de lutter en ce monde. Il avait dans son appartement une bibliothèque d’une valeur inestimable. Pendant que j’essaye de comprendre les raisons et la grandeur de sa sérénité, j’ai le sentiment que c’est presque la même idée que j’ai lue chez le philosophe Muller il y a quatre ans. Alors je ne comprenais pas complètement ce concept. Maintenant tout me paraît clair. Cet homme dit cela avec le soulagement de quelqu’un qui, avec la persévérance de la fourmi, a toute sa vie accumulé des biens et pour qui ces biens représentaient une charge insoutenable. Jusqu’au moment où Karadzic (dirigeant des nationalistes serbes qui bombardaient Sarajevo, inculpé par le Tribunal Pénal international, toujours libre - ndlr) lui a ôté sa peine en moins d’une demi-heure. Il a fallu moins d’une demi-heure pour que son appartement disparaisse dans les flammes. "Plus l’homme triomphe dans le monde extérieur, plus il se détruit lui-même", dit l’ex-propriétaire de cette bibliothèque inestimable en poursuivant sa pensée. Dix minutes plus tôt, il a pu sortir, il a pu sortir du brasier deux bouts de papier pas encore brûlés. Maintenant, il sort un sachet, prend du tabac, le roule dans le papier, lèche tout ça, et l’allume. "Ceci est une lettre de change d’une valeur de trois cents deutsche marks, signé Barbet". Ces mots sont écrits sur ce papier, qui chaque seconde se consume davantage en réduisant cette phrase jusqu’à la première lettre. Cette phrase de Balzac est l’unique reste de sa bibliothèque. Dans un instant, il va fumer cette phrase et alors il va définitivement éprouver ce que signifie réellement la paix de l’esprit et le triomphe du monde intérieur sur le monde extérieur.