Les poteaux entament leur marche à travers la vitre sous l’impulsion d’une secousse à peine perceptible, et je croise les doigts pour que personne ne s’asseye à côté de moi. Je finis par détourner le visage de mon reflet en semi-teinte, débouche la bouteille, avale une goulée et plonge le nez dans Courrier International, répétant sans cesse le geste jusqu’à m’avachir dans ce qui devient pour mon entendement un labyrinthe de phrases. Puis, c’est l’effet totalement inverse qui arrive. Je m’absorbe dans ce buvard cérébral, en arrache les lettres des yeux avec une telle avidité qu’ils en éventreraient presque l’article. Je noie mes pensées distraites dans sa substance hautement polémique et l’alcool.
Le tgv entre en gare. Je range ma bouteille et laisse passer le ballet des précautions, conscient à l’instant même de ma balourdise si il m’était donné d’y participer. Un danseur gère comme il peut les forces centrifuges qui s’exercent sur son corps en rattrapant son sac, pendant que son partenaire évalue l’étroitesse du passage qui lui reste, glisse un « pardon » dans son dos, et se faufile devant avec la grâce que peuvent lui permettre ses bagages au bout du bras. Pour une fois, je n’aurai pas la désagréable impression d’être toujours celui que personne n’attend au bout du quais car Emile viendra m’y chercher pour aller au Tripo. On échangera quelques mots, il finira mon pastis devant l’entrée, et on se paiera une bière à l’intérieur. On retrouvera mes potes, on dansera, on ira aux chiotes, on se perdra, l’ex d’un pote me vomira sur le bras et moi, ça me fera marrer. J’irai le nettoyer et finirai la soirée par l’enrouler autour de la mienne d’ex, tout en lui disant pour soulager ma conscience qu’elle a bien fait de me larguer parce qu’on est bien finalement comme ça, comme potes, apaisant qu’il est de parfois se mentir à soi même.
Pour l’instant, je vide ma vessie dans les toilettes exigus du train. Je repense à Naïve et la dernière semaine de boulot qui m’y attend.
Je suis loin de me douter que le boss viendra en personne à mon pot de départ soulager la sienne de conscience en se lançant dans une mission « remerciement de stagiaire », et que moi, sous l’effet de l’alcool, ne lâcherais plus son regard fuyant qui cherche la moindre occasion pour s’éclipser, bien trop content de lui raconter n’importe quoi.
Je suis loin de me douter finir ce pot dans un bar à la poursuite d’une suédoise qui ne comprendrait rien à mon anglais minable, juste pour soulager une irrésistible envie de lui dire que sa tête me ferait trop penser à une pub pour Freedent, ce qui serait de toute façon perdu d’avance car elle ne connaîtrait pas le mot « adverstising » et aurait encore moins de chances de connaître une marque à consonance franco-anglaise.
Je suis loin de me douter que cette gonzesse de chez Naïve dont j’avais peur de tomber amoureux malgré l’attachement qu’elle éprouvait pour son fiancé, « sa perle » ; cette gonzesse, que j’avais fuit pendant deux mois pour finalement m’en désintoxiquer et recommencer à fréquenter de manière sereine ; je suis loin de me douter qu’elle finirait notre dernière soirée ensemble par me caresser le dos de sa main baguée, pendant que je feindrais de ne point m’en rendre compte. Qu’elle resterait collée à moi pendant que je lutterais pour éviter que sa poitrine écrasée sur mon bras ne me foute la gaule. Qu’on se perdrait bêtement à la fin de Birdy Nam Nam et que j’en ruminerais tout le retour, imaginant qu’il se serait passé je ne sais quoi d’inavouable si elle était venue comme prévu dormir chez moi pour y récupérer le portable qu’elle avait oublié plus tôt dans la soirée.
Le mien se met à sonner : c’est Emile qui m’attend. Je le range dans ma poche, remonte ma braguette, et appuie sur le bouton de la chasse tout en esquissant un sourire de gosse en pensant à la soirée qui m’attend.
Pourtant, je suis loin d’imaginer la mélancolie qui m’envahira cette dernière semaine de Naïve, à force de cumuler diverses histoires foirées dont le point culminant était cette déclaration d’amour flanquée d’un aveu d’infaisabilité qu’on m’envoya en pleine tronche cet été. Je commencerai à croire être la victime d’un sort qui pousserait chaque meuf pour laquelle je m’attacherais à secouer les fesses sous mon nez pour bien me montrer ce à quoi je ne pourrais prétendre. Et tous les efforts que j’avais fait pour encaisser ces coups sans broncher se liquéfieront en pleurs sur l’épaule d’un collègue de Naïve, juste parce que l’alcool m’aura ôté la honte de le faire et que rien au final ne décrasserait mieux les blessures qu’une bonne coulée de larmes.
De toute façon, je finirai par jouer les gros durs, répétant à qui veut l’entendre que je me prends la tête pour des conneries et que je ne devrais pas, car les meufs sont toutes des putes qui ne méritent qu’on s’y attache juste pour bien leur bourrer le trou, quitte à faire plus ou moins d’efforts pour les supporter et en justifier le sacrifice par les quelques paillettes d’amour qu’on s’envoie soi même à la gueule ; le problème de fond étant qu’elles savent nous faire chier avec autant d’énergie qu’elles ont de talent pour nous tenir par les couilles, et pour s’en remplir la chatte avec une adresse dont on ne saurait se passer vu la satisfaction certaine que cela procure.
Je suis complètement saoul en m’extirpant du train, mais ça, je m’en doutais déjà avant d’y monter.