Auteur Sujet: La première fois que j'ai tué mon père  (Lu 1494 fois)

konsstrukt

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La première fois que j'ai tué mon père « le: janvier 14, 2014, 14:18:31 pm »
(EXTRAIT DE "PORCHERIE")

La première fois que j’ai tué mon père, je devais avoir douze ans, pas beaucoup plus. J’étais au collège, pas encore au lycée.
Ça c’est passé dans la nuit de vendredi à samedi, parce que le lendemain j’ai reçu un colis de l’œuf cube, un magasin qui vendait par correspondance des produits de jeu de rôle ; je faisais du jeu de rôle à l’époque ; j’avais commandé des figurines en plomb et j’avais reçu à la place un livre de monstres conçu comme un pastiche de manuel de zoologie.
Mes parents picolaient tous les jours mais surtout le week-end. La soirée s’était passée de manière classique. Nous avions mangé devant la télé et puis nous avions regardé la télé, je suis allé au lit et j’ai été réveillé par les cris de ma mère bourrée qui insultait mon père et le frappait, ensuite les bruits de mon père qui faisait ses valises, il faisait ça deux ou trois fois par semaine. La plupart du temps ma mère le tapait simplement mais parfois il lui en fallait un peu plus et alors elle le virait. Il devait faire ses valises, quitter l’appart et téléphoner quelques heures plus tard pour voir si la folle était calmée. Je me suis toujours demandé à quoi il occupait ces
quelques heures et je n’ai jamais osé en parler avec lui ; un jour je me suis fait virer aussi et du coup je l’ai su : il passait ces quelques heures dans la voiture, à enchaîner les clopes avec un air abattu. Un autre jour, des années plus tard, j’ai quand même osé lui demander pourquoi il ne quittait pas ma mère. Il m’a regardé avec ahurissement et l’affaire en est restée là.
Dans mon demi-sommeil, j’ai donc entendu tout ça, les insultes de ma mère, les bruits de verres remplis et bus et reposés, la voix plaintive et éméchée de mon père, les valises ; j’attendais la porte qui claque avant de pouvoir me rendormir deux ou trois heures et être réveillé encore un coup par le téléphone. Ça nous amènerait à quatre ou cinq heures du matin, j’aurais fait la moitié de ma nuit.
Au moment où j’écris ce texte, plus de vingt ans après, je suis papa d’un bébé de cinq semaines et chaque nuit depuis sa naissance, avec sa mère nous faisons un peu le même genre de calcul. Ça a faim souvent, un bébé.
Ce soir-là je n’ai pas entendu la porte. A la place j’ai entendu un bruit sourd que dans mon demi-sommeil je n’ai pas identifié, et puis le silence. Pas de bruit de porte, pas d’insulte criée par ma mère. Je me suis complètement réveillé, angoissé, tellement angoissé que je suis allé voir alors que je ne me levais jamais, jamais, pour aller voir leurs disputes grotesques nuit après nuit. J’avais vu une fois, c’était trop moche, trop stupide, même pas drôle, je préférais éviter.
Ma mère est allongée par terre, dans les vapes ; mon père, torché au point d’à peine tenir debout, me dit que tout va bien, voix pâteuse, regard hébété, d’aller me recoucher, bonne nuit, je t’aime.
Va savoir comment, je me rendors. Et de nouveau des cris qui me réveillent, ceux de ma père mais sur une tonalité particulière, elle envoie toujours les insultes à la capitaine Haddock, pauvre kroumir, va savoir ce que ça veut dire, ma mère est Yougoslave, mais sur un ton effrayé. Et mon père gueule aussi alors qu'en principe il la ferme et laisse passer l'orage. C’est mauvais signe, ça.
Je vais voir. Ma mère est dans la chambre, sur le lit. Mon père se tient debout chancelant au pied du lit et dit qu’il va la tuer, et me tuer aussi d’ailleurs. Il balance un coup de point dans l’armoire, il la traverse. Mon père était maçon et avait été pompier. D’ailleurs il balance à la tête de ma mère un pompier en bronze qu’il a reçu quand il a quitté la caserne. Heureusement il est bourré et l’objet, que je n’arrivait même pas à soulever à l’époque, au lieu d’arracher la tête de ma mère, tombe comme une merde sur le matelas et s’y enfonce. Ma mère dit qu’elle va appeler les flics, mon père répond qu’elle n’a qu’à essayer, et puis il lui demande combien de temps ils mettront à venir à son avis, et combien de trempes il aura le temps de lui coller.
Je sais pas trop comment, ma mère et moi on quitte sa chambre et on se barricade dans ma chambre à moi, qui ferme à clé. Je récupère mon cutter sur mon bureau et depuis le balcon je gueule tout ce que je peux pour que les voisins appellent la police. J’utilise des synonymes pour éviter les répétitions. Policiers, flics, keufs, etc. Je hurle. Je voulais déjà devenir écrivain, à l’époque. La forme, ça compte. Les voisins ne répondent pas.
Ma mère est pétrifiée de peur, de colère, de honte. Elle est laide et idiote mais je m’en fous, ça fait longtemps de toute façon que je n’ai plus de sentiment pour elle, enfin à part du mépris et un peu de haine, mais la haine passe doucement. Moi, je calcule. Je me demande quelle longueur de lame je dois sortir pour être le plus efficace. C’est un petit cutter, hein, un instrument de papeterie, le genre qu’on utilise au collège, pas un machin en acier pour couper la moquette. Le mien n’a coupé que du papier et du carton jusqu’à présent. Je me demande où frapper. Je me demande s’il faut aller de haut en bas, de bas en haut, latéralement. Je n’ai pas peur, je n’ai pas le temps d’avoir peur. Je calcule. Et je continue de hurler à ces connards de voisins de prévenir les policiers, les keufs, la maréchaussée, merde.
J’opte pour le ventre, de bas en haut, une lame sortie de quatre crans. Je mets la sécurité. Mon père parle de défoncer la porte. C’est imminent et je n’ai toujours pas peur, je suis concentré sur le geste, faut pas que je me loupe surtout, je ne pense qu’à ça.
On sonne à la porte, c’est les flics, merci les voisins. L’histoire est finie.
Le lendemain quand mon père sort de cellule de dégrisement et revient à la maison je lis mon bouquin de monstres. J’ai peur qu’il rentre. Il s’excuse. Je suis déçu. Je trouvais que ça aurait été mieux s’il avait disparu à jamais ce jour-là. Mais la vie est moins docile que la fiction.
Des mois plus tard, je trouverai, coincée entre deux bouquins, une lettre d’humiliation où mon père explique quelle ordure il a été cette nuit-là et qu’il se trouve impardonnable, une lettre de merde, honteuse, qui dégoulinait de pathos. C’est ce jour-là que j’ai cessé d’aimer mon père.




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